23

Baralis commençait à s’inquiéter. Le duc de Brennes aurait déjà dû lui répondre, ne serait-ce que pour s’indigner du retard pris par les fiançailles. Il fallait craindre que le silence du duc ne trahisse un certain refroidissement dans leurs relations. On pouvait difficilement l’en blâmer ; voilà plus de six mois qu’il attendait la cérémonie, et le duc de Brennes n’était pas le plus patient des hommes.

Mais bien le plus ambitieux. Baralis eut un mince sourire. Le duc devait être aussi anxieux que lui-même de voir aboutir cette affaire. Il ne pouvait rêver de meilleur parti pour sa fille que le prince héritier des Quatre Royaumes. Le malheureux duc n’avait pas eu la bénédiction d’enfanter des fils ; il espérait en gagner un en la personne de son gendre. Faute d’un héritier mâle, il avait besoin de cette alliance avec les Quatre Royaumes pour consolider sa position – une fois sa fille mariée à un puissant prince, ses adversaires se montreraient moins enclins à le défier. Dès qu’elle lui aurait procuré un petit-fils, sa souveraineté serait définitivement assurée ; en attendant, il pourrait compter sur le soutien des Quatre Royaumes pour la conserver.

Ce mariage représenterait pour le duc un pas supplémentaire en direction de cette royauté qui l’obsédait depuis toujours. Il voulait conquérir des terres, mais plus encore une couronne. Oh, il aurait pu se proclamer roi sur l’heure – il n’aurait pas été le premier à le faire –, mais c’était s’exposer au ridicule si son titre ne rencontrait pas l’approbation de ses seigneurs. Il ne devait leur loyauté qu’à ses largesses ; or, la monnaie des rois était la terre et non l’argent.

Le commerce constituait un expédient commode. Les chevaliers contrôlaient désormais la totalité des routes commerciales du Nord-Est, pour le plus grand profit de Tyren et du duc. C’était une gentille petite association : le duc accordait à Tyren un quasi-monopole sur certains produits, et recevait en échange une part des bénéfices. De plus en plus souvent ces derniers temps, il se faisait payer en hommes plutôt qu’en or. Voir des chevaliers sur les remparts de Brennes devenait un spectacle familier.

L’heure approchait pour Baralis d’être partie prenante de ces fructueux accords dans le Nord-Est. La reine allait perdre son pari et n’aurait d’autre choix que d’approuver le mariage. Au demeurant, Baralis ne pensait pas qu’elle y verrait d’objection ; une telle alliance apporterait gloire et honneur à la cour d’Harvell. Et, plus important encore, elle changerait une dangereuse rivale en une alliée précieuse. Bien sûr, Arinalda ferait mine de protester, pour la seule et unique raison qu’elle le haïssait et qu’elle répugnerait à suivre son avis.

Mais Baralis avait encore un ou deux atouts en réserve, qui lui permettraient le cas échéant d’emporter la décision. Il fouilla dans le tiroir de son bureau, trouvant rapidement ce qu’il cherchait : un tableau… une miniature, pas plus grande qu’une pièce de monnaie. C’était le portrait d’une jeune fille d’une beauté telle que Baralis en personne ne pouvait s’empêcher de l’admirer : une opulente chevelure blonde, des sourcils délicats, des joues veloutées et des lèvres roses irréprochables, charnues et petites à la fois – l’image même de l’innocence. Il contemplait le visage de Catherine de Brennes, la fille du duc.

Baralis savait que les objections de la reine s’effondreraient dès qu’elle aurait vu le portrait. Elle succomberait au charme de la fille. Qui serait resté insensible à un visage aussi angélique ? La reine mettrait peut-être en doute l’authenticité de la ressemblance – les peintres exagéraient volontiers les charmes de leurs modèles. Toutefois, Baralis avait une lettre du duc lui-même l’assurant sur son honneur de la fidélité de cette représentation.

Baralis, en retour, avait commandé un portrait de Kylock. La seule liberté prise par l’artiste avait consisté à lui rajouter un sourire. D’après la lettre que le duc lui avait adressée par la suite, Catherine semblait avoir trouvé le prince très séduisant.

Il résolut d’écrire sans plus attendre au duc pour lui garantir que les fiançailles seraient finalisées avant un mois. Il confierait la lettre à un cavalier rapide ; même ainsi, elle mettrait trois semaines pour arriver à destination.

Il fut dérangé dans ses calculs par l’arrivée de Craupe. « Que veux-tu, triste andouille ?

— Vous sentez-vous mieux, maître ?

— Je n’ai pas de temps à perdre en amabilités, Craupe. J’ai plus important à faire. Dis-moi ce qui t’amène et disparais.

— Je me suis rendu à la taverne, en ville, et j’ai parlé à des mercenaires. Ils veulent voir la couleur de votre argent avant de conclure quoi que se soit.

— Oui, oui, il fallait s’y attendre. Je les verrai demain, près de l’entrée du refuge. Arrange-moi cela.

— Bien, maître. Encore une chose…

— Quoi ?

— Vous m’avez demandé de me renseigner à propos de… » Craupe s’interrompit, cherchant le mot juste.

«… de la dernière garce que Maybor a couchée dans son lit, acheva Baralis pour lui. Eh bien ?

— Alors, je l’ai suivi dans les jardins et je l’ai vu discuter avec une dame.

— Hmm, connaissant les goûts de Maybor, ce terme est sans doute trop flatteur. »

L’humour de Baralis passa au-dessus de la tête de Craupe. « En tout cas, poursuivit le colosse, la dame a accepté d’attendre messire Maybor dans sa chambre à la tombée de la nuit.

— Ce soir ? » Craupe acquiesça. « Tu es sûr ? » Nouveau hochement de tête. « Qui est cette femme ?

— Elle s’appelle Muguette. C’est la femme de chambre de dame Hell… » Craupe buta sur la prononciation.

« Dame Helliarna. Je connais la femme de chambre dont tu parles. La petite coquine m’a décoché des œillades en plusieurs occasions. » Baralis se leva et réfléchit un moment. Maybor avait besoin d’une leçon pour avoir osé tirer l’épée en sa présence. Et il savait par expérience que les meilleures leçons étaient d’ordre visuel. « Maintenant, réfléchis attentivement avant de répondre, Craupe : messire Maybor a-t-il dit qu’il l’attendrait dans sa chambre ?

— Non, maître. Il lui a demandé de l’attendre.

— Très bien. Voici ce que je veux que tu fasses. Tu sais te rendre dans les appartements de Maybor par les passages secrets, n’est-ce pas ?

— Oui, maître.

— Bon. Je veux que tu sois là-bas quand la fille entrera. Assure-toi que Maybor ne se trouve pas dans les parages… »

 

Tavalisc murmura les paroles appropriées et fit les gestes attendus – il bénissait la mer de Rorne. Chaque année, on puisait un bol d’eau de mer dans la baie pour l’amener en grande pompe au palais de l’archevêque, où elle était bénie. Cela permettait à l’esprit sacré de pénétrer l’eau, de l’enrichir et de la sanctifier. L’eau bénite était ensuite remportée à la mer, où un homme désigné vidait le contenu du bol dans les eaux sombres.

Bénir l’eau de mer était un rituel qui se pratiquait à Rorne depuis des siècles. On pensait que l’eau bénite, en se diffusant, assurait des pêches abondantes et des eaux calmes. Tavalisc nourrissait quelques doutes quant à l’efficacité de la cérémonie, mais, en sa qualité d’archevêque, il était tenu d’accomplir la longue liste de rituels religieux que le peuple de Rorne réclamait.

Il se savait un homme chanceux. Son gouvernement correspondait à une longue période de prospérité pour Rorne. Les diverses catastrophes qui avaient frappé le reste du monde, comme la peste de Maries ou les inondations dans la vallée du Silbur, s’étaient révélées bénéfiques pour la cité, son commerce et ses affaires. À celui qui voulait placer son argent à l’abri, on conseillait de l’investir à Rorne : c’était la plus stable et la plus prospère des cités du Sud – un paradis financier pour les riches.

Bien entendu, en tant qu’archevêque, Tavalisc avait reçu beaucoup d’éloges pour la prospérité de Rorne. C’était lui qui bénissait les eaux, les flottes marchandes, lui qui bénissait tout le monde – depuis le plus riche prêteur au plus humble écailleur.

Les gens l’aimaient ; leur gratitude ne connaissait aucune limite. Il existait une tradition particulièrement chère au cœur de Tavalisc : lorsqu’un négociant, un boutiquier ou un marchand faisait une bonne année, il était pratiquement tenu, en plus des taxes et impôts usuels, d’effectuer d’importantes donations à l’Église. On appelait ces dons « la bourse de l’archevêque », et c’était bien là qu’ils aboutissaient. Ironiquement, les gens d’ordinaire si prompts à se lamenter au sujet des impôts se montraient toujours empressés à remplir ladite bourse. Ils se figuraient que cela leur apporterait bonheur et prospérité pour l’année suivante.

Ayant achevé la bénédiction, Tavalisc s’inclina devant les autres prêtres et se retira. Il avait hâte de regagner ses quartiers privés pour étudier la formulation exacte de la prophétie de Marod.

En chemin, l’archevêque parcourut de longs couloirs hauts de plafond bordés de chérubins en marbre. Il était en train d’admirer leur beauté quand un bruit de pas rapides résonna derrière lui.

« Gamil, n’y a-t-il nulle part où je puisse échapper à votre regard insupportable ?

— Je suis navré d’interrompre Votre Éminence. »

Gamil dut presser le pas pour se maintenir à la hauteur de l’archevêque.

« Alors, quelles nouvelles m’apportez-vous aujourd’hui ?

— Maries a fermé ses portes aux chevaliers.

— Ont-ils déjà commencé à les expulser ? » Rorne, pour sa part, procédait actuellement au renvoi actif de tous les chevaliers de Valdis. Une récompense de cinq pièces d’argent était offerte pour tout chevalier livré aux autorités. Des heurts en avaient résulté, la moitié de la cité se bousculant pour livrer l’autre. Une pratique en particulier faisait sourire Tavalisc – d’infortunés étrangers étaient assommés d’un bon coup sur la tête, puis marqués au fer rouge des cercles de Valdis et remis aux autorités. Cinq pièces d’argent représentaient une belle motivation pour les ingénieux citoyens de Rorne. Tavalisc n’avait que faire de cette fraude ; authentiques ou non, plus les expulsions seraient nombreuses et plus Valdis s’en offusquerait.

« Non, Votre Éminence, on leur interdit de rentrer dans la cité mais l’expulsion proprement dite n’a pas encore débuté.

— Qu’en est-il de Toulay ?

— Toulay hésite encore.

— Cette cité n’a jamais eu de tripes. Des nouvelles de Camelie ?

— Camelie sera lente à agir, Votre Éminence. Peut-être ne fera-t-elle rien du tout ; elle vit dans l’ombre de Valdis.

— Je ne crois pas que cette ombre s’étende aussi loin qu’autrefois, Gamil.

— Vous avez raison, Votre Éminence. Valdis n’est plus aussi puissante qu’elle le fut jadis ; néanmoins, il serait imprudent de la sous-estimer.

— Gamil, je prends soin de ne jamais sous-estimer personne. Je n’ai nullement besoin de vos leçons de stratégie. » Les pensées de Tavalisc ne cessaient de retourner à la prophétie de Marod. Si le rôle que les chevaliers étaient censés jouer dans son accomplissement restait obscur, leur expulsion ressemblait plus que jamais à une bonne décision.

Trois hommes dangereux avaient des vues sur le territoire et la richesse de leurs voisins : le duc de Brennes aspirait à étendre ses terres ; sa population avait doublé au cours de la dernière décennie et réclamait des champs et des pâturages. Il pensait faire de Brennes un royaume en accroissant sa taille. Annis et Haute-Muraille, sans parler de Ness et des Quatre Royaumes, observaient son expansion avec une inquiétude croissante.

Les Quatre Royaumes n’auraient plus de souci à se faire désormais. Ils seraient bientôt étroitement liés à Brennes. Baralis y avait veillé. Baralis, le deuxième homme. L’appétit de pouvoir avait élevé ce fils de paysan de Leïss au rang de chancelier du roi ; l’ambition le faisait regarder plus haut encore. La sorcellerie et l’intrigue étaient ses armes – Tavalisc commençait à peine à deviner sa stratégie.

Enfin venait Tyren, le chef des chevaliers de Valdis. L’avidité constituait son vice premier. C’était un habile profiteur, qui s’emparait des routes commerciales du Nord tout en cultivant l’amitié des riches et des puissants. Les cités des régions froides se laissaient aisément abuser par l’étalage de la piété. Cette tactique avait rencontré moins de succès dans le Sud ; Tyren avait sans succès tenté de s’imposer sur certains marchés, comme celui de la soie ou des épices. Les marchands de Rorne et de Maries se méfiaient des chevaliers. Ils avaient entendu toutes les rumeurs de corruption et d’intrigue que l’archevêque avait si consciencieusement propagées.

Les Terres connues devenaient dangereusement instables. Des troubles s’annonçaient. Commerce et ambition y tenaient une place centrale. Ou argent et pouvoir, pour les nommer de leur vrai nom. Tavalisc s’autorisa un sourire plein de douceur : « Ah, Gamil, rien n’est plus excitant que le frisson de l’intrigue.

— Le sens tactique de Votre Éminence est proverbial.

— En effet, Gamil. Qui sait, les mois à venir pourraient le rendre plus fameux encore ! » L’humeur de l’archevêque s’améliorait à vue d’œil. Il avait hâte de confronter son intelligence à celle des hommes du Nord ; il allait leur donner du fil à retordre !

« Des nouvelles de notre chevalier ?

— Il a quitté Toulay voilà quelques jours, Votre Éminence. Lui et le gamin ont des montures, maintenant. Ils se dirigent toujours vers le nord.

— Lorsqu’il atteindra Ness, je veux qu’on le surveille plus étroitement. Bevlin vit dans les environs. Si notre chevalier lui rend visite, je tiens à en être informé.

— Il en sera fait selon vos désirs, Votre Éminence. »

Ils arrivèrent devant les appartements de l’archevêque. Tavalisc ouvrit la porte mais retint Gamil, qui s’apprêtait à le suivre à l’intérieur. « Ce sera tout, Gamil.

— Mais, Votre Éminence, nous avons d’autres questions à aborder.

— Vous m’ennuierez un autre jour, Gamil. Je suis sur le point de manger et j’ai l’intention de le faire seul. Si vous tenez à vous rendre utile, retournez donc à la chapelle. Je crois y avoir oublié mes gants. » Tavalisc regarda son assistant reprendre le long chemin qui menait jusqu’à la chapelle. Une fois le malheureux hors de vue, il sortit ses gants de sous sa ceinture, ferma la porte et lui donna un tour de clef.

 

Taol songeait souvent à l’archevêque de Rorne ces derniers temps. Pourquoi un homme si influent s’était-il donné la peine de l’emprisonner et de le torturer ? Il était chevalier, certes, mais pourquoi lui ? Il y en avait bien d’autres à Rorne : certains contrôlaient les bateaux à l’arrivée pour prévenir tout trafic illégal, d’autres faisaient office d’émissaires ou de courriers, d’autres encore ne faisaient que passer. Alors, pourquoi l’avoir incarcéré, lui ? Taol n’étant impliqué dans aucune intrigue politique ou affaire d’espionnage, pourquoi l’avait-on suivi ? Le chevalier soupira. Et pourquoi l’était-il toujours ?

Depuis son départ de Rorne, il avait remarqué à plusieurs reprises qu’il était surveillé. Chaque fois que le gamin et lui traversaient un village, si modeste fût-il, Taol avait toujours l’impression qu’il se trouvait quelqu’un parmi les villageois pour prendre note de leur passage. À Toulay, il avait eu la sensation très nette d’être suivi dès son arrivée.

« Dis-moi, demanda-t-il au gamin, que sais-tu de l’archevêque de Rorne ?

— C’est une fine mouche, oui-da. » Le gamin s’essuya le nez pour illustrer son propos. « Sûr, il est très populaire dans la cité. On prétend que Rorne n’a jamais été aussi riche que depuis sa prise de fonctions.

— Que faisait-il avant de devenir archevêque ?

— C’est un mystère pour tout le monde. Apparemment, il n’a pas suivi le parcours habituel – tu sais, la prêtrise et tout le reste. Il a surgi de nulle part un beau jour pour s’emparer du pouvoir. Je ne connais pas vraiment l’histoire. Après tout, je n’étais même pas né. » Le gamin fit contourner un groupe de rochers à son poney ; ses talents de cavalier s’affinaient. « Je sais simplement qu’il est fabuleusement riche. Avec un ami, nous nous sommes introduits chez lui, une fois ; près de l’endroit où tu as remis ta première lettre, tu te souviens ? » Taol hocha la tête.

« Bon, nous étions en reconnaissance… Je n’ai pas toujours été un voleur à la tire, tu sais ; autrefois, je travaillais pour un homme qui cambriolait des maisons. J’entrais le premier et m’assurais qu’il y avait des choses à voler. Bref, je suis entré là-dedans, une jolie maison sans rien de spécial. Mais une fois à l’intérieur, je n’en ai pas cru mes yeux : des pièces bourrées d’or, d’argent, de diamants et d’émeraudes. Des trésors, aussi – des tableaux, des coffrets ciselés, des bijoux, des tapisseries, tout ce que tu peux imaginer, entassés jusqu’aux poutres. La maison entière n’était qu’un immense entrepôt de butin.

« Inutile de te dire que j’étais tout excité. Je me suis faufilé dehors pour donner le signal à mon ami. Il était prêt à cambrioler la maison sur-le-champ quand un homme est arrivé dans un de ces étranges palanquins. Nous avons reconnu l’archevêque dès qu’il a mis le pied dans la rue – sa silhouette boudinée est inimitable. Eh bien, il est entré tout droit dans la maison qui nous intéressait.

« Dès que mon compère a compris à qui appartenait l’endroit, il a renoncé. On ne s’attaque pas à l’archevêque.

— Tu penses donc que ce butin lui appartenait ?

— Il n’appartenait pas à ses porteurs, en tout cas ! » Chipeur sourit d’un air entendu. « Bien sûr que c’était le butin de l’archevêque. Il plumait déjà la cité longtemps avant ma naissance.

— Il n’économise certainement pas pour ses vieux jours. Un archevêque est nommé à vie. » Taol tentait de se remémorer ses leçons d’histoire.

« Ça n’a jamais empêché la foule de se débarrasser de ceux qu’elle n’appréciait plus. Le peuple de Rorne est connu pour ses colères. Il a déjà chassé plusieurs archevêques hors de la ville par le passé, sans parler de ceux qu’il a décapités.

— Cet archevêque me fait l’impression d’un homme vindicatif. »

Taol songeait au vieillard en train de donner un coup de pied dans le sable. Ce sable qui avait été un lac, jadis.

« Tu ne crois pas si bien dire, Taol. À ce qu’il paraît, il aurait fait bastonner à mort une de ses servantes et toute sa famille parce qu’elle avait raconté partout qu’il était un glouton.

— L’archevêque aurait donc des moyens de savoir ce qu’on raconte sur lui à travers la cité ?

— Tu ne connais décidément rien à Rorne, fit Chipeur avec un reniflement de mépris. La cité grouille d’espions de Tavalisc. On a coutume de dire que si tu n’espionnes pas pour l’archevêque, tu es sans doute espionné par l’archevêque.

— Comment se fait-il que tu sois si bien informé ?

— J’écoute et j’apprends. Les gens ne prêtent pas attention à la présence d’un jeune garçon ; ils parlent comme si je n’étais pas là. » Le gamin parut soudain s’offenser. « Tu ne me prends pas pour un espion, quand même ?

— Cela m’a traversé l’esprit. » Taol se détourna vers l’ouest pour dissimuler un sourire.

« Dans ces conditions, je préfère rentrer tout de suite à Rorne. » Chipeur arrêta tant bien que mal son poney et reprit son propos sur un ton indigné. « Après tout ce que j’ai fait pour toi, te sauver la vie, te procurer de l’argent, tu as encore le front de me traiter d’espion !

— Je n’ai jamais dit que tu en étais un, seulement que l’idée m’avait traversé l’esprit. Je mentirais en prétendant le contraire. Maintenant, tu peux rentrer à Rorne ou bien venir avec moi. Je n’ai pas de temps à perdre en disputes. » Taol pressa son cheval, laissant Chipeur derrière lui. Peu après, le garçon lui cria :

« Très bien, je viens avec toi. » Puis, un instant plus tard : « Attends-moi. »

À la mi-journée ils parvinrent devant un village de taille respectable. L’endroit avait l’air accueillant et bien tenu, aussi Taol décida-t-il de rompre la monotonie des biscuits de marine et de la viande séchée en déjeunant à l’auberge.

L’établissement était petit mais propre, avec de la paille fraîche sur le sol. La clientèle se composait d’un groupe de villageois et d’un homme assis seul à une table. Une jeune fille fit mine de venir accueillir Taol et Chipeur mais un individu plus âgé s’interposa. La fille retourna en cuisine, le laissant venir au-devant des nouveaux arrivants.

« Que puis-je faire pour votre service ? » Le ton de l’aubergiste n’était pas hostile, seulement prudent ; les étrangers apportaient toujours des ennuis, tout le monde le savait.

« Je prendrai un pichet de bière et deux portions de ce que vous pourrez nous servir.

— J’ai une cuisse de chèvre rôtie et du fromage de chèvre. » L’aubergiste semblait mettre Taol au défi de faire la fine bouche ; aussi fut-il surpris de l’entendre répondre :

« Cela m’a l’air parfait, donnez-nous-en une bonne part. »

Pendant qu’ils attendaient la bière et la nourriture, l’homme assis seul se mit à fredonner en regardant dans leur direction ; son regard trouble mit du temps à faire le point sur eux. Quand l’aubergiste revint avec la bière, il se mit à chanter à tue-tête. Le groupe de villageois ne se retourna même pas. Taol murmura à Chipeur d’ignorer le chanteur, manifestement pris de boisson. Hélas, l’homme avait d’autres projets ; il se leva et tituba jusqu’à leur table.

Il se pencha vers eux sans cesser de chanter. L’aubergiste se dépêcha d’apporter la nourriture et leur demanda à voix basse si l’ivrogne les dérangeait. Taol secoua la tête. Il ne voulait pas d’ennuis.

L’ivrogne termina sa chanson puis posa les yeux sur le pichet de bière. « Une coupe contre une autre chanson ? proposa-t-il d’une voix pâteuse.

— Je t’offre un verre si tu promets de ne plus chanter. » Taol jeta un regard d’avertissement à Chipeur, qui commençait à ricaner.

« Entendu, l’ami. » L’homme s’assit sans y être invité. Il prit la coupe offerte et parut s’enfoncer dans une hébétude d’ivrogne contemplant fixement sa bière. Taol et Chipeur l’ignorèrent et se mirent à manger.

Le rôti de chèvre était filandreux et plutôt coriace, mais le fromage s’avéra délicieux, frais et piquant une fois étalé sur du pain chaud avec de la ciboulette. Ils mangeaient de bon appétit quand l’ivrogne se réveilla subitement et tendit la main pour rafler ce qui restait du rôti. Le bras de Taol jaillit pour l’en empêcher ; sa main se referma sur le poignet de l’homme, sans méchanceté. L’ivrogne se tourna vers Taol. Plissant les paupières, il plongea le regard dans les yeux du chevalier. Il sembla y lire quelque chose.

L’homme dégagea son poignet et se leva, en marmonnant des paroles incompréhensibles. Il voulait filer à toute vitesse, mais son corps engourdi ne parvenait pas à effectuer les gestes adéquats. Lorsque Taol le rattrapa, il s’écria : « Laisse-moi, démon ! » Les autres clients, manifestement accoutumés aux éclats de l’ivrogne, n’y firent pas attention.

Taol agrippa l’homme par le bras. « Pourquoi t’enfuir ainsi ? » lui demanda-t-il. L’homme se débattait en vain.

« Lâche-moi. » Il avait de la bave aux commissures des lèvres. « Ne t’approche pas de moi.

— Pourquoi ?

— Larne ! Tu as la marque de Larne dans les yeux ! »

Taol libéra l’ivrogne, qui s’éloigna d’une démarche incertaine.

 

Pendant sa promenade, Melli ressentit dans la poitrine et le ventre les familières douleurs annonciatrices de ses menstrues. Étrangement, ce rappel de sa féminité la réjouit ; il apportait un souffle de normalité et de continuité dans une existence qui en était singulièrement dépourvue. Ses règles lui apparaissaient comme un symbole d’espoir et de renouveau pour l’avenir. Leur cycle prévisible constituait un réconfort.

Ce n’était pas tout. Le phénomène rappelait à Melli qu’elle était désormais une femme et non plus une enfant, qu’elle tenait son destin entre ses mains. Loin du château, elle était libre de faire ses propres choix à son propre rythme.

Melli tourna les talons pour regagner la ferme, en ramenant la couverture autour de ses épaules. Elle accompagnerait Jack jusqu’à Annis, pas plus loin. Elle devait suivre son propre chemin. Celui de Jack exerçait néanmoins sur elle une attraction puissante ; si Melli n’y prenait garde, elle se ferait entraîner et deviendrait partie intégrante d’un autre destin que le sien.

Le ciel était bas et oppressant, lourd d’une pluie qui se refusait à tomber. Jamais Melli ne pourrait retourner à son ancienne vie au château. Les dernières semaines l’avaient changée à bien des égards. Elle n’était plus la jeune fille habituée à se coiffer pendant des heures, en s’inquiétant de savoir quels rubans la mettraient le plus en valeur. Elle avait enduré maintes épreuves et survécu. Mieux encore, elle s’était épanouie et endurcie.

Elle souleva le loquet rouillé et pénétra dans la ferme. La vieille femme, dont elle ne connaissait toujours pas le nom, s’occupait de la blessure de Jack. Ce dernier était torse nu, fort et beau dans la lueur du feu. Lui aussi avait changé, se dit Melli. Ce n’était plus le jeune homme maladroit qui avait accouru à son aide sur la route, de si longues semaines auparavant.

Melli frissonna soudain en dépit de la chaleur qui régnait dans la cuisine ; sa peau se glaça, et les poils se hérissèrent sur ses bras. Elle discerna avec une clarté saisissante le sombre avenir qui attendait Jack. Elle vit un temple, une cité, un homme aux cheveux blonds. Les images la harcelaient comme des mendiants sur un marché. Elle vit du sang, la guerre, la mort et une naissance. Pendant un instant elle se vit elle-même dans ce tourbillon. Enfin elle s’obligea à revenir dans le présent, grisée par le bouquet capiteux du destin et cependant effrayée par son arrière-goût. Pour dissimuler sa confusion, elle marcha vers Jack en ôtant la couverture de ses épaules. « Tenez, murmura-t-elle en lui posant la couverture sur les bras, ne prenez pas froid. » Il remarqua son expression troublée et la retint par la main.

« Qu’y a-t-il, Melli ? Pourquoi avez-vous peur ?

— Demandez-moi plutôt pour qui j’ai peur. » Elle détourna vivement la tête, craignant de croiser ses yeux noisette.

Elle rejoignit la vieille femme auprès du feu pour tenter de réchauffer son corps transi. La femme lui jeta un regard avisé. « Je vais te préparer une bonne tisane, ma chérie. Cela va te réchauffer et te faire du bien.

— Je n’aime guère la tisane.

— Tu en as besoin, ma fille. » La femme parlait d’une voix très basse. « Cela te soulagera de tes douleurs au ventre.

— Très bien. » Melli se sentait faible ; elle avait besoin de s’asseoir.

« Attrape-toi une chaise, ma fille. » La vieille femme se tourna vers Jack. « Va donc prendre un peu l’air, mon garçon. Mais ne t’éloigne pas de la ferme. » Jack enfila sa tunique et sortit. La vieille femme entreprit de préparer sa tisane.

Melli perdit le compte des différentes herbes qui furent mélangées sur la gaze. Certaines lui étaient totalement inconnues. La vieille femme les hachait, les entaillait ou les effeuillait d’une main habile. Lorsqu’elle eut obtenu les proportions désirées, elle rassembla la gaze par les coins et noua le tout au moyen d’une ficelle, en formant un sachet qu’elle lâcha dans le pot d’eau bouillante. Elle laissa l’eau bouillir une minute, puis éloigna le pot du feu. « Il faut laisser infuser quelques minutes pour obtenir le meilleur effet possible. » Elle vint s’asseoir à côté de Melli.

« Ma mère disait toujours qu’il n’y a pas de meilleur moment pour raconter des histoires. » Ses yeux bleu clair fixaient Melli.

« Je n’en ai aucune à raconter », répondit Melli en regardant la table. La femme semblait s’attendre à une telle réponse.

« Alors c’est moi qui vais t’en raconter une, déclara-t-elle simplement. J’avais une sœur autrefois. Oh, elle n’avait rien de commun avec moi. Elle était belle, et toujours joyeuse. Son rire était le son le plus touchant qu’on puisse imaginer.

« Ses menstrues se déclenchèrent assez tard, plus tard que les autres filles du village. Et une fois réglée, elle avait changé. Elle était devenue tourmentée, apathique, se détachant de tout le monde, y compris de moi, sa propre sœur, qui l’aimait tendrement. Elle se mit à avoir des visions, des cauchemars terribles ; elle se réveillait en hurlant nuit après nuit, en délirant à propos de fin du monde et de destruction. Elle tombait en transe en pleine journée : tantôt elle était normale, l’instant suivant elle restait hébétée. Quand elle se réveillait, elle parlait d’événements qui allaient se produire en ville. Quelle fille allait tomber enceinte, quelles truies attraperaient la fièvre, ou quand arriverait la pluie. Elle prédit même la mort de notre mère. La pauvre était à la torture.

« Nous avions essayé de cacher ces problèmes en ville, mais la rumeur s’en répandit bientôt. Au début, les gens venaient supplier ma sœur de leur prédire l’avenir, ils lui offraient même de l’argent, bien qu’elle n’en ait jamais voulu. Il ne leur fallut pas longtemps pour devenir méchants – les mauvaises nouvelles sont toujours plus nombreuses que les bonnes, et les gens en rendaient ma sœur responsable. Ils se mirent à la pourchasser, à la traiter de sorcière.

« Un jour, alors qu’elle rentrait à la maison, un groupe d’hommes de la ville lui tomba dessus et la battit sauvagement. » La vieille femme essuya quelques larmes. « Son joli minois était tout cabossé et meurtri, on lui avait cassé les deux bras et des côtes. Elle avait quand même réussi à se traîner jusqu’à la ferme de mon père ; comment, je ne l’ai jamais su. Dès que mes parents l’aperçurent, ils m’envoyèrent chercher la guérisseuse.

« Le temps que je revienne avec la guérisseuse, ma sœur était morte. » La vieille femme prit une longue inspiration et marqua une pause, regardant prudemment Melli. « Je suppose que tu te demandes quel rapport cette histoire peut bien avoir avec toi ?

— Je n’avais pas compris qu’elle devait en avoir un, répliqua Melli avec une certaine froideur.

— Quand la guérisseuse constata qu’il n’y avait plus rien à faire, elle vint me consoler. Elle me dit de ne jamais penser du mal de ma sœur, malgré ce que les autres pourraient raconter. Elle m’apprit que toutes les femmes, au moment de leurs menstrues, avaient un petit talent de prédiction dans leur sang, certaines plus que d’autres. Ma sœur en était un exemple extrême, mais la plupart des femmes en font l’expérience à un moment ou à un autre. Chez certaines, cela prend la forme d’une intuition, et chez d’autres de pressentiments, bons ou mauvais. C’est quand nous perdons notre sang que sa puissance est la plus forte. Cela fait partie de notre nature de femmes ; il n’y a aucune raison d’en avoir peur. »

La vieille femme se leva et alla verser la tisane, évitant ainsi à Melli de répondre. Elle revint avec un breuvage étonnamment parfumé. « Tiens, dit-elle en tendant une coupe fumante à Melli, tu te sentiras mieux après. » Melli trempa ses lèvres dans la tisane ; son goût était pour le moins inattendu. « C’est bon, hein ? l’encouragea la vieille femme.

— Très bon. Pas du tout comme… »

Melli était sur le point de dire « comme la tisane qu’on buvait au château », mais elle se retint à temps. La vieille femme brisa son silence gêné :

« Ma fille, ne te mets pas martel en tête si tu as des prémonitions de temps à autre. » Melli était sur le point de protester mais la vieille femme leva les bras. « Non, ma fille, ne le nie pas. Je l’ai lu sur ton visage quand tu es entrée. Tu as vu quelque chose concernant ce garçon. Ne t’inquiète pas, je ne te demanderai pas quoi. »

Elles finirent leur tisane en silence. Melli commençait à se sentir mieux ; ses crampes avaient disparu et ses jambes avaient retrouvé de la force. La vieille femme sourit en voyant qu’elle avait bu sa coupe jusqu’à la dernière goutte. « Viens, ma fille, dit-elle, nous avons de la couture et de la cuisine à faire si vous devez partir demain. »

 

Maybor n’était pas mécontent de lui. Il venait d’obtenir pour la délicieuse Muguette la position de demoiselle de compagnie de dame Bélynda. Bien entendu, la vieille sorcière lui avait donné du fil à retordre, se prétendant pleinement satisfaite de sa demoiselle de compagnie actuelle. Maybor n’était pas dupe ; il s’agissait d’un simple prétexte pour lui extorquer davantage. En fin de compte, il avait dû octroyer une généreuse pension à cette dame de haute noblesse désargentée.

Il espérait que la petite polissonne apprécierait son geste – elle lui coûtait déjà plus cher que ses deux précédentes épouses réunies. Elle avait intérêt à en valoir la peine ! C’était une ensorceleuse comme il les aimait – du genre effronté.

Il ne put s’empêcher de sourire. Dame Bélynda ne serait pas une maîtresse indulgente. Elle ferait à Muguette une vie impossible. Avec elle, finies les promenades dans les jardins avec des rubans dans les cheveux. Muguette passerait plus probablement ses journées dans la salle des dames, à des travaux de broderie. Cela convenait parfaitement à Maybor.

Il n’était pas stupide. Il savait pourquoi la fille désirait une place de demoiselle de compagnie. Elle voulait parader en beaux habits jusqu’à ce qu’elle attire les regards de quelque noble mineur qui se montrerait assez stupide ou amoureux pour oublier son prestige en épousant une simple servante. Maybor savait que certains hommes se mariaient par amour ou par tocade. Il les considérait comme des idiots puérils – un homme ne devrait se marier que pour des titres ou des terres, et un seigneur qui épousait une vilaine n’était même pas digne de son mépris. Quoi qu’il en soit, la nouvelle maîtresse de la petite Muguette risquait de lui faire ravaler ses rêves de grandeur.

Pour autant, Muguette l’excitait comme aucune autre depuis longtemps. Il appréciait toujours davantage ce qu’il payait au prix fort. Il pressa le pas. La nuit était tombée et il était en retard ; la fille allait l’attendre. Il se frotta les mains en songeant à sa gratitude.

Il ouvrit la porte de ses appartements et marcha jusqu’à sa chambre. La fille était bien là, au lit, chaudement lovée sous les couvertures ; seule sa tête en dépassait.

« Tu n’y tenais plus, hein ? » Maybor commença à délacer sa tunique. D’abord surpris que la fille ne réponde pas, il se dit qu’elle feignait le sommeil ou la timidité. Il aimait les petits jeux autant que n’importe qui ; son intérêt se mit à grandir.

Il ôta sa robe et sa tunique, puis retira ses jambières. Enfin il se tint au milieu de la chambre, complètement nu. La fille gardait les paupières closes. « Tu es trop pudique pour me contempler ? » Il marcha jusqu’au lit, sentant enfler ses ardeurs. « Dans ce cas, c’est moi qui te contemplerai ! » Et il écarta brusquement les couvertures.

Il tituba en arrière, saisi d’horreur, le cœur au bord des lèvres. La fille était entièrement écorchée à partir du cou. Son corps n’était qu’une masse de chair sanguinolente. « Oh, mon Dieu, mon Dieu ! » Les genoux de Maybor se dérobèrent sous lui. Il s’effondra au sol et se mit à vomir, secoué de spasmes.